Aller au contenu

Agricultures, riverains… Entre amour et désamour !

L’agriculture d’hier est radicalement différente de celle d’aujourd’hui… Mécanisation, informatisation, intrants, pesticides… Une véritable révolution, propulsant les rendements à des niveaux sans précédent ! Mais derrière cette avancée se cachent aussi des préoccupations grandissantes quant aux répercussions sur la santé et l’environnement. Et ce, de plus en plus vis-à-vis de l’usage des pesticides… Comment ceux-ci sont utilisés ? Avec quelle évolution des réglementations régulant leur usage ? Ces mesures fonctionnent-elles réellement ? Autant de questions aussi anciennes que d’actualité…

Un peu d’histoire sur l’usage des pesticides en France…

Depuis la fin du XVIIIème siècle, les révolutions industrielles se sont succédé dans le monde et en France, permettant une révolution des modes de production… Y compris en agriculture ! Cette modernisation des pratiques était fondée sur l’usage de technologies chimiques et biologiques (engrais de synthèse, semences hybrides, pesticides) permettant alors une augmentation conséquente des rendements1. Cette révolution s’est accompagnée d’une progressive mondialisation des échanges à travers le monde, exposant les agrosystèmes à de nouvelles à de nouveaux ravageurs et de nouvelles menaces… Le cas le plus connu est celui du Phylloxéra, un puceron venu d’Amérique du Nord qui a détruit la quasi-totalité du vignoble français entre 1860 et 18902 ! On peut aussi citer le cas de la cochenille australienne, de la fourmi d’Argentine ou encore du doryphore… Autant de menaces venues d’ailleurs ayant accentué la nécessité d’utiliser des produits afin de protéger les cultures pour lutter contre ces « pestes » : dérivés de l’arsenic, du cuivre ou encore du plomb3… Un usage devenu de plus en plus systématique à partir du milieu du XXème siècle afin de protéger les cultures !

Cette photo illustre une feuille de vigne attaquée par le Phylloxera. Cet insecte, cousin du puceron, peut également s’attaquer aux racines de la vigne, entraînant le plus souvent la mort du cep de vigne… (© INRAE – Marc Hévin)

La question de l’impact de ces substances pour la santé et pour l’environnement s’est posée dès leur tout premier usage, tant sur des aspects sociaux que politiques4. De nombreux travaux d’historiens permettent de nous renseigner sur la réponse des pouvoir publics et des industriels : entre (i) promesses de progrès sociaux et collectifs dans la production agricole et (ii) maîtrise des dangers associés à l’usage de ces produits.

Vers la mise en place progressive de multiples réglementations

Avant les années 1970, l’utilisation des pesticides n’était pas réglementée3. En effet, à partir de 1943, l’autorisation de mise sur le marché en France des pesticides était essentiellement centrée sur l’évaluation de l’efficacité des produits. Les préoccupations environnementales et sanitaires liées aux pesticides ont commencé à émerger avec la publication du livre Silent Spring (Printemps silencieux) de la biologiste Rachel Carson en 1962, qui a mis en lumière leurs effets nocifs. La publication de ce livre a progressivement conduit à des discussions sur la nécessité de réglementer leur utilisation… Les premières règles communes pour l’homologation des substances actives des pesticides sont établies à partir de 1991, avec la mise en place de la directive 91/414, visant à harmoniser les pratiques d’évaluation à l’échelle européenne5. En 2009, cette directive a été remplacée par le règlement européen 1107, renforçant le cadre réglementaire pour évaluer les risques liés aux pesticides6. En 2002, l’Union Européenne s’est également dotée d’une agence d’évaluation des risques liés aux pesticides : l’European Food and Safety Autority (ou EFSA7), dont le rôle vise principalement à privilégier une identification des dangers que représentent ces produits pour la santé humaine plutôt qu’à chercher à interdire ces substances.

La mise en place d’une réglementation et d’une évaluation des dangers liés aux pesticides a donc été un processus long et complexe, qui s’est réalisé peu à peu bien après leurs premiers usages…

Une réglementation à l’épreuve du terrain…

La modernisation rapide de l’agriculture est souvent comparée à un processus d’industrialisation8, impliquant l’utilisation de machines complexes, de produits chimiques et de technologies diverses. L’agriculture s’est concentrée progressivement, intégrant des industries en amont (matériel agricole, produits chimiques) et en aval (transformation des produits, commerce mondial). Cependant, elle reste très différente de l’industrie, avec des exploitations sur des territoires variés et imprévisibles. Même dans les grandes cultures, les pratiques restent diversifiées. Sur le plan économique et social, de nombreuses exploitations agricoles restent petites et familiales9.

Toutes ces caractéristiques rendent les réglementations sur les pesticides difficiles à appliquer. Le cas des vêtements de protection des agriculteurs est un parfait exemple de ce décalage entre les normes et leur application… D’une part, les recommandations d’usage de ces équipements est nécessaire à l’autorisation d’usage des pesticides, mais d’autre part leur efficacité réelle de protection est sujette à caution9… Surtout que certains défauts de conception de ces vêtements ne sont même pas pris en compte dans l’évaluation des risques d’usage10 ! En plus d’être le plus souvent inadaptés à la diversité des activités agricoles… Des caractéristiques qui ne sont ni prises en compte par les entreprises qui conçoivent et vendent ces équipements, ni par les pouvoirs publics11… A tel point qu’en 2010, l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) soulignait que seulement 18% des agriculteurs observés utilisaient correctement ces équipements de protection12.

Des ajustements à l’échelle (micro) locale

Au-delà de ces réglementations, plusieurs micro-adaptations locales se mettent également en place afin de concilier l’usage de ces pesticides avec la présence de zones habitées avoisinantes. Des études de terrain réalisées autour de Poitiers13 ont permis d’identifier pourquoi ces pratiques agricoles sont invisibles : via une mise à distance temporelle et spatiale pour éviter tout contact avec les riverains, qui peut être observée dans la planification des traitements et la configuration des champs. Ces adaptations, bien qu’invisibles pour les riverains, révèlent une préoccupation des agriculteurs quant aux effets des pesticides et sont souvent motivées par le souci de concilier les usages agricoles et résidentiels des terres.

Cette carte représente l’occupation des sols au niveau de Poitiers et de ces alentours. Il apparaît assez clairement que la majorité des surfaces occupées sont des surfaces agricoles.

Les ajustements des agriculteurs sont influencés par des facteurs comme le type de cultures qu’ils cultivent, le nombre de traitements nécessaires, et les aides disponibles. La taille et la santé économique de leur exploitation, ainsi que l’emplacement de leurs champs par rapport aux zones résidentielles, jouent également un rôle. Les observations ont montré que les agriculteurs avec de plus petites exploitations et des difficultés financières sont moins susceptibles de faire ces ajustements. Plus globalement, ces formes d’adaptations permettent aux agriculteurs de minimiser les contacts avec les passants pendant l’utilisation des pesticides, dans le but de réduire les tensions potentielles et d’assurer une certaine tranquillité de travail.

Il est donc clair que les agriculteurs font des ajustements pour minimiser les contacts avec les riverains lors de l’usage de pesticides, montrant ainsi leur souci des effets sur l’environnement et la santé publique. Cependant, l’efficacité de ces ajustements et leur impact sur les tensions locales nécessitent des recherches plus approfondies. Il apparaît crucial de continuer à explorer ces questions pour trouver des solutions durables qui concilient les besoins de l’agriculture et les préoccupations des communautés résidentielles.

Références bibliographiques
  1. Fourche, R. Contribution à l’histoire de la protection phytosanitaire dans l’agriculture française, 1880-1970. Rural. Sci. Soc. Mondes Ruraux Contemp. (2004).
  2. Girard, M. Le phylloxéra de la vigne : son organisation, ses moeurs, choix des procédés de destruction… (1874).
  3. Jas, N. Public Health and Pesticide Regulation in France Before and After Silent Spring. Hist. Technol. 23, 369–388 (2007).
  4. Fressoz, J.-B. L’Apocalypse Joyeuse, Une Histoire Du Risque Technologique. (Paris, France, 2012).
  5. Directive 91/414/CEE du Conseil, du 15 juillet 1991, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. OJ L vol. 230 (1991).
  6. Règlement (CE) n o  1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil. OJ L vol. 309 (2009).
  7. Règlement (CE) n° 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l’Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires. OJ L vol. 031 (2002).
  8. G., G. Chombart de Lauwe J., Poitevin J., et Tirel J.C. — Nouvelle gestion des exploitations agricoles. Population 19, 168–168 (1964).
  9. Jouzel, J.-N. & Prete, G. Pesticides et santé humaine. (2022).
  10. Garrigou, A., Baldi, I. & Dubuc, P. Apports de l’ergotoxicologie à l’évaluation de l’efficacité réelle des EPI devant protéger du risque phytosanitaire : de l’analyse de la contamination au processus collectif d’alerte. Perspect. Interdiscip. Sur Trav. Santé (2008) doi:10.4000/pistes.2137.
  11. Goutille, F. Ne plus ignorer les agriculteurs : une contribution de l’ergonomie à la prévention du risque pesticides en milieu viticole. (2022).
  12. ANSES. AVIS de l’Anses relatif à l’efficacité de vêtements de protection portés par les applicateurs de produits phytopharmaceutiques. (2014).
  13. Hermelin-Burnol, M. & Preux, T. Proximité entre riverains et pesticides en territoire de grandes cultures. Visibilité et invisibilité des micro-adaptations agricoles. VertigO – Rev. Électronique En Sci. Environ. (2021) doi:10.4000/vertigo.34055.